Entretien
avec Xavier Bermudez.
Léon et Olvido est le premier film espagnol dont l'un des héros
est trisomique. Cependant, vous ne montrez pas le handicap de façon
forcée, exagérée. Au-delà du constat du syndrome de Down de Léon, le
film repose sur des questions plutôt liées à la fratrie, menant par
moments à des situations extrêmes...
C'est vrai. Parce qu'il ne s'agit pas d'un film sur le syndrome de Down,
mais d'un film avec des personnages qui souffrent de ce syndrome, et
d'autres qui n'en sont pas atteints. Ce qu'il raconte, ce sont les rapports
entre ces personnages, présentés sans mystification, sans détours, mais
sans non plus forcer la note. Le thème central, c'est le conflit entre
des sentiments contradictoires chez le frère et la sœur. Entre des désirs
et des idées. Et c'est aussi le conflit qui a lieu entre eux et le monde
dans lequel ils vivent. Décrire ces conflits nous amène effectivement
à des situations extrêmes qui, pourtant, sont imbriquées dans le rythme
normal de la vie quotidienne, comme des événements parmi tant d'autres
: on ne met pas plus l'accent sur une tentative de parricide, sur l'inceste
ou sur la prostitution, que sur le fait de devoir aller travailler,
de s'amuser, de faire la cuisine ou d'aller à l'école.
Ce qui est troublant, c'est qu'il s'agit d'une histoire à la fois d'amour
et de haine. Comment expliquez-vous cette attitude ambivalente de la
soeur, qui aime son frère, mais qui, en même temps, veut s'en débarrasser
? Pour vous, est-elle profondément égoïste ou complètement paumée ?
Les sentiments qu'éprouvent le frère et la soeur, les désirs qui les
agitent, sont très intenses, chez l'un comme chez l'autre. Il ne s'agit
pas de deux personnes qui se contentent de subir leur destin : chacun,
à sa manière, met tout en œuvre pour obtenir ce qu'il désire. Je ne
peux pas expliquer cette ambivalence dans l'attitude d'Olvido. Il est
possible que nous partagions nous aussi cette même ambivalence. Mais
normalement, nous la réprimons ou la dissimulons, nous lui interdisons
l'accès à la conscience. Le film ne porte pas de jugement sur les personnages.
Mais si nous devons quand même utiliser le mot "égoïsme",
dans un sens technique, descriptif, et non pas moral, alors on constate
qu'Olvido n'est en aucun cas plus égoïste que Léon.
Comment peut-on interpréter les multiples tentatives de meurtre d'Olvido
sur son frère ? Ces échecs répétés ne sont-ils pas délibérés, une manière
de lancer des appels au secours au monde extérieur ?
Plutôt que de les interpréter, j'aimerais qu'on les ressente. Il faut
les ressentir comme l'expression des sentiments et du désespoir d'Olvido.
Et effectivement, le fait qu'elle échoue dans ses tentatives d'abandon
ou d'assassinat de son frère montre clairement son indécision, sa contradiction.
Olvido n'a avec le monde extérieur que des conflits et des déceptions.
Mais au fond, peut-être ses points de vue moraux ne sont-ils pas si
différents de ceux de ce monde-là...
Et comment interprétez-vous les tentatives de séduction ?
Elles sont différentes selon les moments du film. Néanmoins, je crois
qu'il faut admettre que la tendresse d'Olvido envers Léon dépasse ce
qu'est normalement censé être l'amour fraternel. C'est la même chose
pour les sentiments de Léon envers Olvido. Une règle sociale dit : là
où il y a du désir sexuel, il n'y a pas de tendresse ; là où il y a
de la tendresse, il n'y a pas de désir sexuel. Ni Léon ni Olvido ne
se conforment bien à cette règle.
La mort occupe une place très importante dans le film : les héros sont
orphelins, la soeur multiplie les tentatives de meurtre, un ami trisomique
du garçon disparaît, il y a la séquence de la roulette russe... Pourtant,
le film n'a rien de morbide, et il est même parfois assez léger. Comment
avez-vous travaillé ce ton paradoxal et surprenant ?
L'idée et le sentiment de la mort m'ont toujours accompagné, depuis
tout petit. Je pense que le fait d'aborder des sujets graves, ou très
graves, sur un ton léger, n'est pas quelque chose dont on puisse décider
délibérément. Soit on a cette prédisposition, soit on ne l'a pas, cela
dépend de notre manière de réagir aux événements de la vie quotidienne
et de l'apprentissage qui a été le nôtre. Néanmoins, ce qui est sûr,
c'est qu'aussi bien pendant l'écriture du scénario que pendant le tournage
et le montage, j'ai fait en sorte qu'aucune action, aucun plan, aucune
scène n'affaiblisse cette tension entre les contraires qui devait régir
le film : gravité et légèreté, hostilité et tendresse, etc. Mais je
ne voyais pas cela comme un plan d'action, c'était plutôt un besoin
qui surgissait "spontanément" en moi chaque fois que je sentais
le risque que l'un des deux puisse dominer, s'imposer à l'autre.
Marta Larralde, qui interprète Olvido, a un rôle très fort et très complexe.
Pouvez-vous nous parler d'elle ? N'a-t-elle eu aucune réserve en acceptant
de jouer ce personnage sombre et ambigu ?
Bien qu'elle témoigne d'une technique d'interprétation exceptionnelle
pour son âge, Marta est comme un diamant brut. Lors de certaines conférences
de presse, je l'ai entendue dire que, quand elle a lu le scénario, elle
a eu peur de l'accepter. Autant que je m'en souvienne, je crois que
cette peur n'était pas liée à la dureté du film, ou au fait de tourner
avec un réalisateur qu'elle ne connaissait pas du tout, mais à celui
de devoir travailler avec un garçon trisomique. Si telle était son appréhension,
en tous cas, elle a très vite disparu : peu de temps après leur première
rencontre, Guillem [Jiménez, qui joue Léon] et elle étaient devenus
les meilleurs amis du monde.
Le plus étonnant est que Marta Larralde parvient à rendre sympathique
un personnage qui, sur le papier, ne l'est pas. Comment avez-vous travaillé
cela ?
Cela se trouvait déjà en partie dans le scénario, où Olvido, non seulement,
essaie de se débarrasser de son frère, mais en plus, est une battante
née contre l'adversité. Néanmoins elle manifeste une profonde affection
pour Léon. Ce mélange d'amour et d'esprit combatif fait d'elle un personnage
proche de la plupart des spectateurs, ce qui leur permet d'éprouver
de la sympathie envers elle. En outre, j'ai choisi Marta non seulement
pour ses qualités exceptionnelles en tant qu'actrice, mais aussi parce
que, spontanément, elle a l'allure et les manières de quelqu'un de très
décidé, au caractère fort sans que ceci occulte totalement une certaine
fragilité intérieure et un besoin farouche d'être aimée. La première
et la plus importante remarque que j'ai faite à Marta, avec laquelle
elle a été d'accord et qui a guidé notre travail durant le tournage,
était que nous ne devions en aucun cas nous faire une idée arrêtée sur
Olvido. Il ne fallait la présenter ni comme quelqu'un de bon, ni comme
quelqu'un de mauvais, et ne jamais pouvoir la qualifier d'égoïste, hystérique,
paumée, impulsive, naïve, etc.
Pouvez-vous nous parler de Guillem Jiménez ? Comment l'avez-vous découvert
? Comment l'avez-vous dirigé ?
Guillem a été le dernier à arriver sur le tournage, et j'ai vécu son
arrivée comme celle d'un ange salvateur. Les autres candidats ne m'avaient
pas convaincu. J'ai donc demandé qu'on cherche d'autres personnes en
dehors de La Corogne, la ville où nous allions tourner. J'ai reçu une
cassette vidéo dans laquelle il se présentait lui-même en parlant à
la caméra dans un plan long, soutenu, et j'ai été convaincu. Nous avons
eu deux longues conversations au téléphone, au cours desquelles je l'ai
même fait chanter. J'ai aussi parlé à sa mère. Je l'ai prévenue que
ça risquait d'être difficile pour Guillem de supporter l'épreuve d'un
tournage où il ne devait jamais manquer un jour. La conviction avec
laquelle elle m'a répondu m'a impressionné et a dissipé tous mes doutes.
Je leur ai donc demandé de venir. Guillem est arrivé une semaine avant
le début du tournage. Après les premières répétitions, j'ai décidé que
j'allais le traiter comme les autres acteurs. J'exigerais de lui qu'il
connaisse les dialogues par coeur, et qu'il les dise en respectant le
ton que je lui demandais. L'expérience avec Guillem, qui s'est avéré
être un acteur "naturel" extraordinaire, a été inoubliable
pour beaucoup de raisons. Un exemple parmi tant d'autres. Au début,
l'une de mes principales inquiétudes concernait sa capacité à distinguer
la fiction de la réalité. Eh bien, lorsque que nous tournions la scène
de la baignoire [Olvido et Léon prennent leur bain ensemble, nus],
j'ai perdu patience avec Guillem parce qu'il ne faisait pas ce que je
lui demandais. Une fois la scène terminée, il m'a donc dit qu'il voulait
me parler en privé, et nous sommes allés dans un parc près du plateau
de tournage. Il m'a dit qu'il avait effectivement eu un "problème",
mais qu'il fallait que je le comprenne : ils étaient nus lui et Marta
dans la baignoire, "et... il faut que tu comprennes... qu'en réalité
Marta n'est pas ma soeur !"
Avez-vous laissé la place à l'improvisation ? Les scènes de l'école,
en particulier, sont très naturelles et spontanées...
En réalité, il y a eu très peu d'improvisation. Parfois, soit pour éviter
l'impression de routine que la répétition des scènes pouvait engendrer,
soit parce qu'il me venait une idée en chemin, à moi ou à l'un des acteurs,
on a fait certains changements. Mais la plupart du temps on a respecté
ce qui était écrit. Dans le cas précis de l'école, les dialogues indiquaient
avec une grande précision ce que les acteurs devaient dire. Mais je
savais, et je l'avais signalé dans le scénario, que ces dialogues devraient,
au final, s'adapter à leur propre façon de parler. C'est ce que nous
avons fait : nous avons la plupart du temps raccourci leurs interventions,
car les longs dialogues leur posaient des problèmes. Je dois ajouter
que depuis mon enfance, j'ai toujours été en contact avec des personnes
trisomiques. C'est pourquoi reprendre ou inventer des tournures de phrases
dans le style qui leur est propre ne m'est pas vraiment difficile.
Avez-vous des projets pour de prochains films ?
Maintenant, je vais me consacrer à la production. Pour que je dirige
moi-même un film, il faut qu'il se passe la même chose qu'avec Léon
et Olvido : que viennent me rendre visite fréquemment, et de leur propre
initiative, des personnages et des situations par lesquels je finisse
par me sentir saisi, ému, au point de me mettre à nouveau à écrire un
scénario, exercice qui demande beaucoup de temps. Je ne dis pas que
cela ne soit pas en train d'arriver...
Entretien mené par Laure Gontier.
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